Lettres d'Elisée

27 avril 2023

Mon cher ami,

Merci pour le temps que tu prends pour me lire. Je pose ces premiers mots le 25 avril tôt le matin dans un train, au milieu d'une série de semaines chargées qui filent à grande vitesse, parsemées de défis à relever et de belles expériences. Je baille d'une douce, profonde fatigue en finissant mon latte. Quelle année incroyable !

Je veux commencer par prendre un moment

pour réfléchir à nouveau à mon objectif en écrivant cette lettre. Quand j'ai commencé à l'époque, je ne savais plus qui j'étais et j'avais besoin d'oser dire des choses qui étaient étranglées en moi, de prendre le risque d'ouvrir un dialogue, avec la peur d'être rejeté mais l'espoir d'être accueilli.

Pendant des années, j'étais comme un voyageur égaré parmi d'autres dans un océan d'individualisme où l'on se croisait occasionnellement pour un beau moment de partage, avant de repartir chacun sur sa route. Je suis si reconnaissant pour celles et ceux qui m'ont vu et aimé dans ce chaos, vous avez été mes amis et j'espère être toujours le vôtre.

Avec le temps, la fracture entre mon monde intérieur et extérieur a été guérie, et la honte associée s'est dissipée. Je me suis alors mis à te raconter simplement dans ces lettres les belles expériences et les moments difficiles que je traversais, alors que je vagabondais entre déserts et oasis en quête de sens.

Aujourd'hui, je suis enfin largement délivré

du matérialisme dissecteur qui m'avait colonisé et dont la soupe d'atomes désenchantés m'empêchait de percevoir le poème, la symphonie et la danse qui animent toute chose et auxquels je suis appelé à participer. J'ai enfin trouvé quelque chose d'une maison, dans une foi en Christ renouvelée, encore tâtonnante mais grandissante, vécue au quotidien et en communauté.

Il y a dans mon cœur une espérance qui m'accompagne du réveil jusqu'au coucher, et j'ai la bénédiction de faire partie d'un corps, d'être entouré de frères et soeurs dans l'église à qui je veux apprendre à confier toujours plus qui je suis et ce que je vis, avec qui je peux prier, célébrer et cheminer en profondeur et sincérité.

Si je continue d'écrire donc, ce n'est plus pour lancer une bouteille à la mer, mais pour témoigner et célébrer la Vie qui m'a trouvé, et continuer d'avoir de beaux échanges avec toi qui me lis, que tu partages ou non la foi que je porte.


A la fin du printemps, j'ai posé mon clavier

et j'ai mis en pause mes projets informatiques. J'ai longtemps essayé d'échapper à la nostalgie qui me hantait depuis l'adolescence en courant après des ambitions professionnelles jamais satisfaites, comme si une certaine forme d'accomplissement allait me permettre de trouver la paix. Ce n'est qu'en m'avouant vaincu que j'ai été libéré de cette passion souffrante, et que j'ai pu voir de mieux en mieux les opportunités de participer humblement et joyeusement autour de moi.

Je parle de liberté et de paix, mais je me surprends encore souvent à m'accrocher aux faux dieux du succès, de la sécurité, du plaisir, du confort, qui finissent toujours par décevoir. Ces choses ne sont pas mauvaises en elles-même bien sûr, je me réjouis pour chacune d'elles quand elles me sont données. Mais sept ans après le naufrage de mon orgueil, je vise à garder les mains ouvertes et je veux placer ma confiance au-delà des circonstances, dans le Dieu qui les donne et qui les reprend. Je crois, d'expérience, qu'Il est fidèle et bon.

C'était déstabilisant de lâcher ma carrière,

pour laisser la suite se présenter. J'aimerais pouvoir dire que c'était courageux, mais j'ai persisté dans l'impasse aussi longtemps que possible à essayer de trouver la félicité du haut de mon trône numérique plutôt que de faire face à des gens, des endroits et des situations nouvelles. Mais lentement au travers des années passées, expériences, sagesse reçue, amitiés et prière m'ont fait grandir et m'ont permis de mettre un pied dans le grand inconnu, et puis enfin est venu un temps où m'asseoir à mon clavier pour chasser vainement le bonheur n'avait plus aucun attrait. Là aussi, ce n'est pas pour dénigrer l'informatique, ou quelque autre projet qui m'animerait. Je reconnais simplement que c'était souvent par couardise que j'y revenais pour essayer de remplir le creux qu'il y avait dans mon cœur.

Avec l'été, j'ai emménagé en colocation sur Strasbourg, et j'ai passé quelques mois sans savoir trop ce que j'allais faire, à me reposer et à essayer de participer à la vie où je pouvais en essayant d'avoir foi que le brouillard s'éclaircirait. J'ai passé du temps avec ma famille et mes amis... J'ai continué de dire oui et de tenter de nouvelles choses : j'ai participé à un weekend menuiserie pour aider à construire les décors de la comédie musicale Novice et le Dragon, j'ai fait un stage musical au Tremplin, j'ai fait du CrossFit, je suis allé faire une randonnée interculturelle avec l'association RESPIR...

Dans le café associatif et centre communautaire Le Quai 67,

créé par quelques amis chrétiens afin d'aimer et de servir nos voisins du quartier, j'ai appris à prendre des commandes, j'ai fait du ménage, du bricolage, j'ai été un des assistants de Céline pour son cours de français langue étrangère, et j'ai fait de la relecture pour le livre créé de toute pièce par les profs pour enseigner le français... Quel beau projet porté par de chouettes personnes que je me réjouis de compter parmi mes amis.

Début Mai, j'ai répondu à un appel à volontaire

pour aider une famille à déménager en urgence entre deux hôtels. J'ai appris avec joie que ça serait Elinor, une jeune femme américaine de mon groupe de maison à l'église qui coordonnerait l'affaire avec moi. L'opération qui semblait simple, se révèle en pratique être une petite aventure qui dure jusque dans l'après-midi. On se laisse porter, amusés plutôt que vexés par les imprévus, dans une joyeuse complicité balbutiante.

A midi, on s'asseoit dans l'herbe au bord de l'eau pour partager un sandwich. La discussion est sincère et facile. Une fois la tâche accomplie, alors qu'on va se garer, je me lance à lui demander ce qui pousse quelqu'un à traverser l'océan pour vivre une vie de service à Strasbourg. Elinor me répond avec son cœur, et on s'oublie à discuter au café jusqu'au soir.

Quand je l'ai revue, elle m'a offert un livre, et je lui ai proposé de faire une randonnée. C'est à cette occasion, deux semaines plus tard, qu'elle s'est cognée la tête en ouvrant la porte de la voiture, et je crois que c'est depuis ce jour-là qu'elle m'aime bien 🤔😄.

Elinor est belle. Elle brille d'une joie profonde

qu'elle dépense sans compter, forgée autant par tout l'amour qu'elle a reçu que les peines qu'elle a traversées. Elle écoute attentivement, elle n'est pas pressée d'intervenir, et ça lui permet de voir ce qui est invisible aux yeux. Parfois au café, quand elle fait au revoir aux gens de loin, c'est comme si elle les caressait avec sa main. Elle me pose des questions passionnantes avec un air amusé de défi, et elle prend son temps pour répondre aux miennes, parce qu'elle va chercher au fond d'elle-même. Elle rit souvent, et elle pleure quand il faut. Elle se hâte de reconnaître ses torts. Elle souffre avec courage, elle n'a pas peur d'avoir peur parce que plus que tout, elle place sa confiance dans l'Éternel.

On a appris à s'apprivoiser à travers l'Alsace dans la forêt et les grottes, sur une rivière, dans un orage, sous un coucher de soleil en haut d'une tour, à l'ombre d'un grand arbre, entre les ruines d'un château... Elle sait jouer avec talent à un millier des jeux de la vie, et elle est toujours partante pour m'y emmener ou m'y suivre. On a cherché les meilleurs bancs de Strasbourg, caressé des vaches, regardé des vieux films noir et blanc, assisté à des spectacles de feu, marché à la tombée de la nuit dans un jardin illuminé féérique, elle m'a appris à faire du popcorn dégoulinant à l'américaine, on a cuisiné le poulet frit et la tarte au beurre de cacahuète de sa grand-mère... Ensemble, on parle la même langue que dans ma tête, un mélange chantant de français et d'américain.

Parfois elle m'embête : Elle me tient tête, elle me sonde, le monde se lit différemment de son point de vue et elle questionne mes certitudes. Elle m'aide à regarder plus loin et plus droit, à préciser ma pensée et à orienter mes actions. Je suis souvent désespérément amoureux d'elle. Je me réjouis pour ce beau cadeau qu'a été notre relation cette année passée, et Dieu voulant, j'ai hâte de découvrir ce qui nous sera donné de vivre ensuite.

En Septembre, j'ai rejoint un nouveau groupe de maison

où, en plus de se retrouver, discuter et prier ensemble en petit comité comme l'année dernière, nous voulons pratiquer l'hospitalité en invitant régulièrement pour un repas des gens qu'on a rencontrés au café ou ailleurs, qui sont arrivés récemment en France, ou qui sont isolés. C'est un bonheur d'accueillir de nouveaux amis, d'entendre leurs histoires et de partager des moments chaleureux ensemble.

J'ai moi-même la chance d'être écouté, conseillé, encouragé par plusieurs amis au sein de l'église. Quelle richesse d'être entouré par des gens aux expériences variées, notamment par des hommes plus âgés, qui me considèrent comme un frère, qui essayent de vivre fidèlement à l'image de Jésus, tout imparfaits qu'ils sont, et qui donnent, souvent à leur propre initiative, de leur temps pour moi. Plus généralement, je suis si reconnaissant pour la confiance grandissante que me témoigne amis et famille, les responsabilités qui me sont confiées, et pour les souffrances et l'amour qu'on partage au fil des semaines. C'est bon d'aimer et d'être aimé.

À Noël, Elinor m'a emmené découvrir la Caroline du Sud

d'où elle vient. On y a passé quelques semaines, et j'ai pu rencontrer sa famille et ses nombreux amis.

Quel honneur et quelle joie d'être accueilli tendrement les bras ouverts par ses parents et ses soeurs, ses oncles et tantes, son église. Et de voir comme elle est aimée là-bas aussi, et combien elle manque à ses proches.

Nous avons loué une voiture pour descendre en Floride. C'était un joyeux roadtrip sur l'interstate entre karaoké, longues discussions et fast food. Les 20 heures aller-retour sont passées très vite. Nous sommes allés visiter le pasteur de jeunesse d'Elinor, Garison, qui nous a parlé de son chemin de vie, son engagement pastoral, et nous a appris à faire de délicieux raviolis. Puis nous avons visité Joan, la grand-mère d'Elinor, elle nous a montré comment réussir sa recette de poulet frit qu'elle m'avait partagé quelques mois plus tôt pour l'anniversaire d'Elinor, et nous sommes allés nous promener dans les jolis jardins de Bok Tower.

En remontant de Floride,

j'ai appris le décès de ma mamie Ruth après une longue maladie. J'étais triste de ne pas pouvoir être présent pour son enterrement, mais j'ai apprécié de pouvoir partager les souvenirs d'elle de mon enfance avec Elinor, et de pouvoir prier ensemble.

A mon retour en Janvier,

j'ai été invité à donner des cours de français plusieurs fois par semaine à une classe au Quai 67. J'ai eu le privilège d'accompagner quelqu'un en cours particulier d'alphabétisation, quelle belle expérience que de voir quelqu'un apprendre à lire et écrire semaine après semaine !

Ces derniers mois, j'ai appris les fondamentaux pour faire du bon café avec l'aide de Whitney, je continue de m'investir et j'espère pouvoir m'engager officiellement 4 jours par semaine dans les diverses activités de ce beau lieu de vie à partir de Septembre... C'est un quotidien varié et dynamique, très différent de ce que j'ai connu jusque-là, et je suis souvent hors de ma zone de confort, mais c'est vivifiant et beau.

Grâce à Yannick qui m'a proposé de le rejoindre sur un projet, je fais aussi un peu de travail freelance en informatique. C'est bon de pouvoir utiliser ces compétences sans que ça prenne une place centrale dans mon quotidien, et d'avoir l'occasion d'apprendre à collaborer tous les deux.

Cher ami, voici encore quelques photos

qui racontent l'amour que j'ai reçu ces douze derniers mois.

Quels cadeaux, quelle grâce ! Je prie que je puisse continuer à m'en émerveiller sans m'y attacher, et de voir en toutes choses, joyeuse ou triste, la marque de l'amour du Créateur qui fait ce qui est bon pour moi. Je crois que je commence à comprendre : c'est en étant prêt à mourir à mes désirs et en m'abandonnant pleinement dans la confiance au Père, tel Jésus sur la croix, que je peux recevoir la Vie.

Alors Jésus dit à ses disciples: « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive ! En effet, celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la retrouvera. [...] » — L'évangile selon Matthieu, 16:24-25

Plusieurs semaines se sont écoulées, et voilà enfin que j'écris les derniers mots de cette lettre... Merci pour l'amitié que tu me fais en me lisant ! Si tu veux qu'on prenne un café (peut-être que je pourrai le préparer moi-même ?), qu'on partage un repas, ou simplement qu'on passe un moment ensemble, je t'invite de tout cœur à m'écrire ou à m'appeler. J'ai envie que tu me racontes ce qui t'anime, d'entendre tes joies et tes peines, de rire et de pleurer avec toi.

— Elisée, début Mai 2023